Jean Carrière, Goncourt 72

Publié le par incultures.over-blog.com

 

 

maheux

Jean Carrière, ça ne vous dit peut-être rien. Pour moi, premier vrai choc avec la littérature à l'âge de la lecture compulsive des Bob Morane.
Prix Goncourt 1972. Un gros succès à l'époque.
Sans doute était-il arrivé un peu par hasard chez mes parents, mais ce label de meilleur livre de l'année (celui de l'illustre le prix Goncourt) m'a incité à m'y plonger. Ce fut une véritable découverte. La fascination des mots. L'étrange pouvoir du texte qui se lit sans que l'histoire ne soit obligée de vous entraîner plus avant par rebondissements successifs.

 

 


Je ne l'ai pas relu puis cette époque. Mais  j'avais lu il y quelques années que l'auteur ne s'était jamais remis de ce succès inattendu.  Pendant plusieurs années, écrire a été pour lui un calvaire, un combat contre l'impuissance à faire naître un texte qui lui donnerait satisfaction . En 1987, il avait consacré un ouvrage Les Cendres de la Gloire à cette longue période d'errance, d'impotence, de déprime.

Il y raconte que "Le lendemain, pas plus tôt sorti de mon hôtel, je devins un objet, une chose, un pantin. Interviews, radios, télévisions, signatures, débats, tour de France, d'Europe, presque du monde. Les Grands magasins m'exhibaient entre les cravates et les savonnettes."
et que "Le Goncourt, c’est à la fois l’agrandissement de sa propre existence aux yeux d’autrui et l’alourdissement de sa propre existence aux yeux d’autrui et l’alourdissement de la présence d’autrui dans sa propre vie"

 

carrierejean

Trés attaché à sa région des Cévennes, il n'a guère fait de concessions  pour maintenir un contact avec le milieu littéraire parisien qui l'avait submergé de louanges. Celui-ci lui a, en retour, offert le plus inqualifiable des mépris et a quasiment passé sous silence les ouvrages qu'il aura écrit jusqu'à sa disparition (en 2005 à l'âge de 76 ans).
Il a notamment écrit d'autres romans ainsi que des essais (sur Julien Gracq et Jean Giono).
Plus curieux, il a écrit un livre sur l'actrice Sigourney Weaver dont il était , parait-il, l'ami, après l'avoir croisée dans un avion.

 

Extrait de L'Epervier de Maheux

    « En regardant vivre et mourir ces montagnards depuis vingt-cinq ans, en comprenant très bien qu’il leur fallait imiter, pour survivre, ce qu’il y avait de plus détestable dans le progrès, et renier ce qu’il y avait de plus admirable dans leurs traditions pour y parvenir, il en avait conclu qu’entre le tumulte des grandes cités et le silence de ces plateaux déserts, la différence n’était pas si grande qu’on eût pu le croire: ce n’était qu’une différence de densité, non de qualité; ici comme à New York, l’animal tirait dans le même sens. Une photographie de la cité géante prise à l’aube montrait la même vacuité, la même vigilance aveugle d’insecte, comme si la terre, désertique, n’était peuplée que d’automates. Et lorsqu’il avait assisté à l’électrification du pays, il avait eu l’envie répréhensible et inavouable de penser quelque chose comme : « Vous aussi, vous avez loupé le coche… » Devant l’injustice et la misère, une telle attitude était un cas pendable; c’est la raison pour laquelle ce qu’il haïssait le plus dans la société de profit, ce n’était pas tant les injustices qu’elle engendrait, que plutôt d’avoir rendu suspect, et peut-être définitivement, tout acte, toute pensée qui n’étaient pas mobilisés pour l’abolir.
    Mais il n’y avait pas que les hommes…
    Il y avait ce pays de pierres ruiniformes, de hautes landes celtiques, de gorges et de sites préhistoriques où l’oreille, malgré elle, se tendait à l’affût de bramements monstrueux, il y avait son climat brutal, tout de contrastes, ces combes noircies par l’hiver, ces aires torrides à l’heure présente - et même ces bourgs pauvrement industrieux, avec leur rue unique de part et d’autre de laquelle des façades pourries se considéraient dans le silence de mort des longs après-midi -, le souvenir de leurs génoises crottées par les hirondelles et décrépies, pesait sur celui de ses années d’études primaires : même aux heures de mouvements de la rue, leur surplomb crénelé conservait une sérénité intemporelle, un glissement paisible d’éternité au-dessus des époques, qui le fascinait. Partout dans ces fermes et dans ces hameaux, pesait la même oppression minérale. Au même titre que la mort, la roche immortelle affleurait partout, jusqu’au milieu des murailles; elle soulevait le sol de terre battue, épaulait une cheminée, lourde, compacte, hostile… Cette intimité entre les hommes et ce monde élémentaire comme émergé des premiers âges de la terre, lorsqu’il était adolescent, exerçait sur lui un charme puissant et morbide : il y avait une telle incompatibilité entre l’esprit humain et cette amère irruption de la matière à l’état brut, une telle contradiction entre les lois fragiles, incertaines, gouvernant celui-ci, et les immuables propriétés de celle-là, que cette promiscuité avait fini par le scandaliser et par l’angoisser, malgré son amour pour ce morceau de planète abandonnée, qu’était à ses yeux le Haut-Pays… »

    * Retour à Uzès, 1967.
    * L'Épervier de Maheux, 1972.
    * La Caverne des pestiférés, Paris, Pauvert, 1978-1979, 2 vol.
    * Le Nez dans l'herbe, Paris, La Table ronde, 1981.
    * Jean Giono, Paris, La Manufacture, 1985.
    * Les Années sauvages, Paris, Laffont/Pauvert, 1986.
    * Julien Gracq, Paris, La Manufacture, 1986.
    * Le Prix d'un Goncourt, Paris, Laffont/Pauvert, 1987
    * L'Indifférence des étoiles, Paris, Laffont/Pauvert, 1994.
    * Sigourney Weaver, portrait et itinéraire d'une femme accomplie, Paris, La Martinière, 1994.
    * Achigan, Paris, Laffont, 1995.
    * L'Empire des songes, Paris, Laffont, 1997.
    * Un jardin pour l'éternel, Paris, Laffont, 1999.
    * Le Fer dans la plaie, Paris, Laffont, 2000.
    * Feuilles d'or sur un torrent, Paris, Laffont, 2001.
    * Passions futiles, Paris, La Martinière, 2004.